dimanche 6 février 2011

Spécimen #2: Big Benne


Je mange parce que je m’ennuie.

Vous savez, la vie, quand on est gros, lourdaud, maladroit, lent, elle peut sembler bien longue. Alors quand on m’offre quelque chose à faire, ne serait-ce que manger dla neige, ben je le fais. Mon amoureuse me dit que c’est pour le bien de la collectivité. Pis, de toute façon, dans l’équipe, faut bien que quelqu’un fasse la job. Eux, ils ont tous des pelles, des grattes, des accessoires mécaniques sophistiqués. Ils m’impressionnent. Moi ma seule caractéristique c’est d’avoir un gros appétit…

Alors c’est avec lassitude que jour après jour, je mène mon petit bout de chemin. Je me contente de peu : la présence de ma tendre moitié, la douceur de la neige fraîche, et l’action de la ville. Avec un peu de chance, j’aurai droit à une retraite à la campagne, loin du stress de la voirie, et je transporterai de la terre, du sable et du gravier.

Quand j’étais jeune, je voulais être un camion-citerne. Je me voyais déjà, le ventre plein d’essence, transportant une cargaison d’une importance vitale pour mes collègues. On me vouerait le respect; on s’écarterait à mon passage. Mais mon père m’a toujours dit que j’étais pas mieux que lui, et que forcément je suivrais ses traces : camion à vidanges… Malgré tous mes efforts, je suis devenu trop gros, trop vite, et mon physique ingrat a ruiné mes chances dans le transport de matières dangereuses. À défaut de quoi je me retrouve maintenant chauffeur pour résidus de tempêtes.

Certes, c’est tout de même pas si mal. Je suis utile, mettons, 5 mois par année. Je fais partie d’une équipe solidaire : on travaille ensemble, sur les mêmes rues, sur les mêmes bancs de neige. On s’entraide, et je suis content d’avoir trouvé une famille qui m’aime, même s’ils m’appellent Big Benne. Ça j’aime moins par exemple. Je reste stoïque, mais je peux pas m’empêcher d’avoir une pensée pour ma mère, si douce, si gentille, si dévouée, qui m’a toujours appris à me tenir sur mes 22 roues pour mes droits. Si elle me voyait maintenant… Elle était le plus beau camion de recyclage de toute la ville, mais un accident atroce l’a défigurée, et son corps a été tellement mutilé qu’ils ont du l’envoyer à la fourrière en pièces détachées, elle, la grande écologiste. Elle me manque, même si je sais qu’elle n’approuverait pas la vie que je mène. Après tout, ma femme est une ordure…


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