J’suis p’tit pis j’roule vite en criss. Tassez-vous de d’là, j’arrive! On me craint moins pour ma stature que pour ma conduite dangereuse, mon imprudence et ma témérité. Lorsque vous sortez de vos douillettes demeures, le café à la main, encore endormis, je fonce sur vous et klaxonne au dernier moment. À vouloir m’esquiver, vous salissez vos bottes dans le banc de neige brune. Je ricane derrière ma pelle et m’enfuis vite de la scène de crime. Que voulez-vous, déblayer les trottoirs, c’est vraiment urgent!
Je suis la terreur des enfants qui jouent, des personnes âgées qui boitent, des humbles ménagers chargés de sacs d’épicerie. Sans répit, je sillonne la ville, toujours plus rapidement, toujours plus sauvagement. Je suis un solitaire qui abat la besogne comme un forcené. La propreté des trottoirs est ma fierté; l’effroi que je cause, ma gloire. L’hiver est mon royaume, la neige, ma croisade, et les piétons, mes sujets dociles. Mes ennemis jurés : les voitures mal stationnées qui empiètent sur ma route, et ces horripilants bacs de recyclage. Pas compliqué, quand j’en vois un, je l’éventre sans aucune forme de procès!
Mais la nuit, je me réveille souvent en sursaut. Je fais des cauchemars. À la haine de la population se rajoute les railleries de mes collègues camions. « Camion nain! », me lance la niveleuse. « T’es un poids plume comparé à nous… » Et la souffleuse d’en rajouter : « Tout c’que tu fais, c’est pousser de chaque bord la neige qui dépasse. Regarde-nous : la neige, on l’enlève! » La pensée que je ne pourrai jamais partager ce sentiment d’équipe me plombe le moral. Idéaliste, je songe en des temps improbables où les chenillettes comme moi auraient un partenaire pour partager les hauts et les bas du métier, l’incongruité des obstacles du parcours, ou simplement quelques coups de klaxon complices. La seule à qui j’aie confié ma peine, c’est la grosse benne, la big mama du groupe. « Pauvre ‘ti pit! », qu’elle m’a dit. « Il faudrait que tu apprennes à apprécier ce que tu as. ». Tu parles d’un conseil!
Confronté à la réalité, mon fiel se transforme en amertume, je me rembrunis et reporte ma colère sur les passants. Ne voient-ils pas les sacrifices que je fais pour les sauver des efforts et des dangers de la marche hivernale? Je gonfle mon orgueil et me remet au boulot : les camions de déneigements, ça a pas de sentiments, juste une poussière dans l’œil.